Presentation :
La trajectoire du lecteur, la trajectoire du regardeur
Frédéric Bonnet - 2016
Evidemment, leur forme autant que leur couleur n’auront échappées à personne. Ils ont beau être dépliés, l’un posé verticalement sur le sol et l’autre soutenu par un mur de la galerie, chacun aura reconnu ces casiers à livres sans âge qui ornent les quais de Paris, et servent accessoirement de stockage aux bouquinistes. Car voilà bien l’une des particularités de ces abris : contribuer finalement presque plus à entretenir une forme de folklore qu’à satisfaire à leur fonction première.
Or c’est bien à partir de (changements de) trajectoires, de déplacements de formes familières, de modifications des perspectives (à entendre également en termes d’usage) qu’opère le travail de Derek Sullivan.
Nulle nostalgie romantique à l’endroit de ces objets donc, mais plutôt une incitation à en reconsidérer à la fois le rôle même et le contenu possible, de même que la circulation qu’il peut induire. La déformation consécutive au pliage (ou dépliage) appelle à envisager le potentiel de transformation des formes issues d’un héritage moderniste, qui quoique désormais lointain ne nous quitte toujours pas.
Mais voilà, ici les grands absents sont les livres… ou presque. Pourtant Derek Sullivan les aime, les livres ; il s’agit d’ailleurs de l’un de ses matériaux de prédilection, dont il se complait à travailler tant à partir de l’image que de l’objet que de la forme que du contenu. Dans son œuvre, regardeur et lecteur ont parfois tendance à se confondre et à voir se croiser leurs trajectoires respectives.
Reste en mémoire l’un de ses projets iconiques, lorsqu’au Power Plant de Toronto une cinquantaine d’ouvrages avaient été accrochés au plafond d’une salle d’exposition, enjoignant le spectateur à une inhabituelle « gymnastique » afin de s’adonner à la lecture et à la manipulation du livre (Albatros Omnibus, 2011).
Or dans la présente exposition les livres (ou tout du moins des évocations de leur silhouette) apparaissent subrepticement dans des travaux sur papier qui eux aussi font référence à une idée de la manipulation, d’autant plus qu’ils sont emballés dans du papier transparent… comme le sont les ouvrages installés sur les présentoirs des bouquinistes.
En élaborant de la sorte des correspondances à travers des jeux visuels et référentiels – la trajectoire, toujours ! –, c’est à une déconstruction et à une reconstruction potentiellement sans fin des objets et des usages que se livre l’artiste.
Par-delà l’absence revendiquée d’un contexte définitif qui enfermerait les œuvres, le télescopage des formes et des références agit chez Derek Sullivan tel un élément agitateur permettant de constamment maintenir vivace une effervescence de l’œil, autant que de l’esprit.
The trajectory of the reader, the trajectory of the beholder
Frédéric Bonnet - 2016
Obviously, their shape like their color will not have escaped anyone. Whether unfolded, one placed vertically on the ground and the other supported by a wall of the gallery, everyone has recognized the ageless book lockers that adorn the banks of Paris and incidentally serve as storage for the bouquinistes. For this is one of the distinctive features of these shelters: ultimately, to contribute more to the survival of a form of folklore than to fulfill their primary function. Yet, the work of Derek Sullivan operates from these (changing) trajectories, shifts in familiar forms, perspective displacements (to be understood also in terms of their use).
No romantic nostalgia for these objects, then, rather an incentive to reconsider both their role as such and their possible content, as well as the traffic they might generate. The subsequent deformation resulting from folding (or unfolding) aims at considering the potential transformation of forms inherited from the modernist legacy, which while reaching far back, remains significant.
Here, however, no books… (or few). And yet, the artist loves books; actually, they are among his favorite material, with which he works from the image, the object, the shape and the content. The trajectories of the beholder and of the reader tend to meet in his work, and often cross.
This echoes to one of his iconic projects at the Power Plant in Toronto, where fifty-odd books had been hung from the ceiling of an exhibition hall, inviting viewers to unusual «gymnastics» in order to read and handle the books (Albatross Omnibus, 2011).
But in the current exhibition books (or at least the evocation of their silhouettes) surreptitiously appear in works on paper, also a reference to the notion of manipulation, especially since they are wrapped in transparent paper… like the books displayed in the bouquinistes’ lockers.
By establishing correspondences through visual and referential games – the trajectory, always! –, the artist actually ventures into a form of potentially endless deconstruction and reconstruction of the objects and their use. Beyond a claimed absence of definitive context that would subject the artwork, the telescoping of forms and references acts upon Derek Sullivan like a stirring element that enables to maintain the eye as much as the mind vibrantly alert.